Je sentais déjà comme une démangeaison, mais depuis qu’est apparu le premier magazine gratuit de grimpe, ça me gratte franchement. Le débat sur la presse gratuite n’est pas nouveau, je ne vais pourtant pas me gêner pour en rajouter une couche. Car figurez-vous que j’ai quelques problème avec la gratuité…. Je m’explique.
C’est cadeau !
Mis en face de cet objet que l’on m’offre gracieusement, la première question que je me pose est la suivante : « Mais qui donc a payé pour ce joli cadeau ? ».
Je suis comme ça, j’aime bien savoir qui me fait des cadeaux, et je trouve vite l’affaire louche quand il n’est pas écrit dessus « pour Rascal, de la part de Maryse qui t’aime fort ».
Or, un « gratuit » est financé à 100% par ses recettes publicitaires (pour les « payants », c’est variable…). Alors certes, en cherchant bien, je peux faire le compte des annonceurs et des pages de pub qu’ils ont payé, pour finalement savoir qui a payé pour l’objet que j’ai en main. Mais reconnaissez que c’est assez fastidieux.
Mon esprit simplet trouverait cela nettement plus clair et immédiat si, au lieu d’afficher un « gratuit » ou « 0 € », l’objet arborait un « offert par Cordes S.A., Mousquif, Yoga Wear et Pijo ».
Vous allez me dire, bandes de raleurs, qu’alors ce n’est plus pareil, on ne voit déjà plus un « magazine gratuit », mais déjà une « plaquette publicitaire », du genre « Quel Punch, le bœuf ! », offert par le Syndicat des Coupeurs d’Entrecôte.
Quelle pertinence… Vous savez que vous êtes brillants ? Sisisi, raleurs, mais brillants.
Mais pourquoi moi ?
C’est que vous m’amenez directement à la deuxième question. « Pourquoi ces gens que je ne connais pas me font-ils un cadeau, et en plus sans dire ouvertement que c’est eux ? ».
La première idée qui me vient à l’esprit est, bien entendu, que ces gens partagent avec moi un amour immodéré de la varappe, des belles images et des articles bien écrits, de la belle pensée verticale et que, généreux mécènes anonymes, ils souhaitent que tout ce monde grimpant se réjouisse et communique autour d’un bel objet. Alléluia…
Mais que voulez-vous, je vois tout en noir, et ne voila-t-il pas que je me mets à imaginer qu’ils pourraient y avoir un intérêt.
Voyez quel ingrat je suis ? Que ces gens me feraient un cadeau dans le but de me faire lire des trucs pouvant m’amener à penser, ou agir, peut-être même acheter (diable, j’y vais fort !) sans toute l’objectivité requise… Je vous l’accorde, c’est pousser le bouchon un peu loin… Non, décidément, seule la première hypothèse semble réaliste, le monde ne fonctionne pas si mal…
Je n’avais pas trop d’idées, tu as déjà tout…
Du coup, j’ose à peine aborder la troisième question que je me pose : « qu’est-ce qu’il y a donc dans ce joli paquet ? ». Pour élucider ce point, je vais me glisser dans la peau du gars qui a préparé le cadeau pour tous les heureux grimpeurs gâtés par ce Père Noël d’un nouveau genre. Notons d’abord qu’il est important de faire un joli paquet. Qui voudrait, en effet, d’un cadeau enveloppé de PQ ? Dois-je investir dans du papier recyclé, des encres naturelles,comme un certain fabricant de fringues (qui agit plus qu’il ne parle,lui), il est vrai plus chères à qualité égale ? Bof, tant que le papier brille, ça passera bien sans…
Bon, j’ai l’emballage, que mettre dedans ? C’est qu’il ne faut choquer personne, tout en étant cool et branché, car si demain, le fabricant de 4*4 Glande Mover décide aussi de participer au cadeau (ils le font bien dans les mags américains), il ne faudrait pas l’effaroucher. D’accord, on va parler de grimpe, mais encore ? Tiens, on va dire qu’il faut protéger l’environnement (valeurs positives, consensuelles, c’est bon, ça, coco), que c’est pas bien d’utiliser trop de magnésie (mais un peu, OK… Mais trop, non, c’est trop), donner des itinéraires en bagnole de 1000 km (le train, c’est ni cool, ni branché), on va dire que c’est vilain de jeter ses mégots, et aussi que le 4*4, il ne faut s’en servir que pour faire Paris Dakar… Et puis quelques métaphores automobiles du genre « grimper dans les tours » , ça ne peut pas gâcher, tiens…
Voila, c’est pas mal, juste un tout petit peu plus militant que TF1 (la preuve vivante qu’on peut être financé par des bétonneurs et des marchands d’armes, tout en mettant Nicolas Hulot en façade), et suivant qui voudra se joindre au cadeau, on pourra ajuster le contenu, on est plutôt arrangeants. Il n’y a plus qu’à espérer que quelqu’un sera intéressé pour acheter un peu de temps de cerveau disponible.
Devons nous insister sur la qualité des articles et des photos ? Faire preuve d’esprit critique, d’un fort engagement « militant » ? encourager la réflexion du lecteur ? Oui, oui, bien sûr… Mais bon, il ne va pas nous emmerder, le lecteur, hein, déjà qu’il ne paye rien… Et puis, qui a dit qu’on avait besoin d’être lus ? Les généreux donateurs payent, nous, on fabrique le cadeau, et hop, on livre. Lu ou pas lu, le boulot est fait, le « lecteur » a entre les mains ce qu’on voulait lui y mettre…
Pourquoi tant de haine ?
Mais, charmant lecteur (et peut-être -trice), je te vois perplexe : que viennent donc faire ces réflexions à la limite de l’aigreur dans une chronique se voulant eco-citoyenne ? Et bien d’abord, comme nous venons de le voir, cet objet apparemment sympathique et anodin, est en réalité, sur le fond, une plaquette publicitaire avec un peu d’enrobage, ce qui l’est nettement moins (sympathique et anodin). Et brillants comme vous l’êtes, vous n’ignorez pas que la publicité, ses objectifs, ses moyens et ses modèles, ce n’est pas ce qu’on fait de plus éco-citoyen (les livres sur le sujet ne manquent pas, pour ceux qui veulent approfondir, en particulier l’excellent Le temps de l’Anti Pub , de Sébastien Darsy, ed. Actes Sud)(voila-t-y pas que je fais de la pub pour un livre sur l’Antipub… voyez à quelles extrémités j’en arrive…).
Mais encore, sans trop entrer dans les détails techniques et économiques, un monde où l’utilisateur final d’un objet ne supporte aucun coût lié à sa fabrication est un monde où les valeurs sont faussées,ce qui induit quelques problèmes. J’explique…
Si je considère une chose rare, précieuse ou difficile à réaliser, elle coûtera normalement très cher et la personne qui voudra l’acquérir va certainement bien faire attention à en avoir une réelle utilité. A l’inverse, les choses gratuites (en tous cas pour l’utilisateur final, car les choses « sans coût » n’existent pas) incitent à des comportement de gaspillages. On prend «au cas où », on prend juste parce que c’est une bonne affaire, parce que c’est pas cher… Les coûts de fabrication, les nuisances diverses dans la chaîne de fabrication de l’objet (matières premières, transport, valeur intellectuelle, etc.), tout cela est absent, transparent pour le « consommateur » final.
Et là, ça me pose nettement problème. Autant que les jeans Made in China à 6 euros , l’essence à prix misérable (aïe, pas taper), les vols à bas coûts le service des poubelles à prix constant, bref, autant que tous ces trucs pour lesquelles la valeur réelle en terme d’utilisation de ressources (écologique, intellectuelle, etc.) est remplacée par une valeur financière dérisoire et en complet décalage..
Avec un magazine gratuit, et plus généralement, un objet ou un service gratuit, dans un système comme le nôtre où l’argent est le seul moyen de mesurer et reporter les impacts liés à cet objet ou ce service sur celui qui, en fin de compte, les génère, nous touchons à l’absolu en matière de non éco-citoyenneté, aux confins de la déresponsabilisation du « consommateur ». Nous avions déjà parlé une fois du très médiatique « principe pollueur-payeur ». Nous en avons là un parfait contre exemple.
Le truc ZeBloc.
Allez, je ne vais pas finir sur ces notes plutôt négatives, je m’en vais vous donner un truc constructif et tout à fait citoyen. Est-il vraiment utile de se dire que, pour ne pas encourager ce système publicitaire d’autant plus pervers qu’il avance masqué, le mieux serait de ne pas toucher aux « gratuits », magasines ou autres cadeaux-bonus ? Seulement, comme nous l’avons vu plus haut, notre influence de lecteur est fort faible, du simple fait de la gratuité de la chose.
Il est pourtant, parmi toutes les nuisances induites par la publication d’un magazine gratuit (transport, création de déchets inutiles, etc.), deux sur lesquelles nous pouvons agir rapidement et directement : la réduction à la source des déchets, et l’optimisation du recyclage.
Voici comment procéder : La prochaine fois que vous prendrez un exemplaire de votre « gratuit », lisez-le bien attentivement, et sélectionnez ce qui vous paraît intéressant. Vous coupez tout le reste, le glissez dans une grande enveloppe que vous renvoyez à l’éditeur. Si le cœur vous en dit, ajoutez quelques pubs trouvées dans votre boîte à lettres. Tout le monde y gagne ! L’éditeur pourra ainsi organiser efficacement le recyclage (soyons optimistes, mais faites lui tout de même une petite lettre pour lui expliquer votre démarche), tout en sachant exactement ce qu’il ne faut pas remettre dans la prochaine édition, réduisant radicalement les déchets à la source(1) . Et vous, vous aurez eu exactement le cadeau qui vous plaisait ! Tous ces gens qui travaillent ensemble, c’est pas joli ? Evidemment, si tout le monde lui renvoie les pubs, le dilemme sera important… Que voulez-vous, on ne peut pas demander à un système absurde de générer des situations simples ! Ou comment découvrir que le vélo fait surtout du bien à la tête.
1- Evidemment, si tout le monde lui renvoie les pubs, le dilemme sera important… Que voulez-vous, on ne peut pas demander à un système absurde de générer des situations simples !
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