Texte : Rascal
2006
Et une nouvelle année, une !!! Un tantinet en retard, je me permets de vous la souhaiter longue et bonne. Oserais-je vous la souhaiter également citoyenne et responsable ? Après tout, on a pris l’habitude de prendre en cette période des résolutions pour soi, pourquoi pas en prendre sur ses relations entre soi et le monde ?
Et pour bien commencer l’année, je vous propose quelques réflexions, forcément partielles vu l’étendue et la complexité du sujet, sur l’économie liée à notre matériel. En route !
Le matos de Bloc est-il équitable ?
Vous connaissez Max Havelaar ? C’est un type qui met son nom sur des bananes et des paquets de café, vous garantissant ainsi en théorie que le produit est «équitable », c’est-à-dire entre autres (je cite le site), qu’il assure « une juste rémunération du travail des producteurs et artisans », qu’il « garantit le respect des droits fondamentaux des personnes » et « favorise la protection de l’environnement ». Et vous ressentez alors en buvant votre café un doux sentiment de justice sociale : vous aidez à nourrir les pauvres paysans, les actionnaires des cafés industriels « El Gringo » peuvent bien crever, bref, vous avez rendu le monde un peu meilleur. Versons une larme, nous réfléchirons une autre fois à la réalité de la chose.
Bien bien, mais en quoi cela nous concerne-t-il, vous entends-je déjà ronchonner ?J’y viens, impatient lecteur…
Tout le monde s’y met !
Le phénomène « équitable » se généralise, nos députés carburent aujourd’hui au café « Max Havelaar »sur les bancs de l’assemblée. Ca permet de discuter du logement social un peu plus sereinement. Plus proche de nous, un fabricant de fringues de varappe qui n’a peur de rien s’y est mis en proposant des t-shirts en coton « équitable ».
Mais pour nous, bloqueurs dans notre petit monde, la réflexion est délicate : point de petit tampon vert sur nos pads, peu de slips en chanvre tressé dans le Vercors, et surtout, une ignorance quasi-totale : quand je lâche 100 euros chez un revendeur, je paye quoi ? Combien pour la caissière ? Combien pour la mousse du pad ? Tout le monde a-t-il bien reçu une « juste rémunération de son travail » ?
Tout cela, nous l’ignorons en général, et pourtant les citoyens responsables que nous sommes devraient, en toute connaissance de cause, savoir de qui ils remplissent les poches de leurs euros. Si vous avez vu l’excellent film « le cauchemar de Darwin », vous savez qu’on peut ainsi financer l’armement en Tanzanie en mangeant des filets de perche vendus par le poissonnier du coin…
Pour répondre à ces délicates question, nous nous sommes déguisés en musaraigne des villes, et nous sommes cachés quelques temps dans les bureaux d’études… Suivez le guide !
Avertissement : tout ce qui suit est évidemment virtuel, ça ne se passe pas du tout comme ça, et les chiffres annoncés sont complètement irréalistes… bien sûr !
Votre mission, si vous l’acceptez…
Nous sommes dans l’entreprise « Cordes S.A. ». Chez Cordes, on fabrique des cordes, on pense cordes, et on mange des spaghettis à midi. Mais voila, la corde, c’est bien joli, mais les jeunes grimpeurs cools de maintenant, ils font du bloc, et nous, chez Cordes, on va passer pour des ringards si on ne peut rien leur vendre… Tiens, des crash pads, par exemple, ce serait bien… en plus, un bon gros logo sur un pad, ça se voit mieux que sur une corde.
Seulement, ça pose un problème : ici, on sait fabriquer des cordes, et un crash pad, c’est de la mousse dans un sac cousu… Pas moyen d’en faire dans une fabrique de cordes… Heureusement qu’il y a déjà des gens, dans le monde qui en fabriquent déjà, des crash pads. Notre chef des achats, il en a repéré trois. Hop, on prend contact, et M. Li, de Pékin, veut bien nous faire son crash pad modèle X2 (le même qu’il fabrique déjà pour notre ami Mousquetons S.A.) en changeant quelques trucs. Le premier pas est fait, discutons $…
Le plus simple en la matière est de partir de ce que je veux faire payer à la fin. Une rapide étude de marché me montre que, en magasin, le crash pad Kord (c’est plus cool comme nom de projet…) doit coûter 150 euros. Là-dessus, je sais que le détaillant doit faire sa marge, disons 50%. Ce qui veut dire que je vais lui vendre le Kord à 75 euros.
Là dedans, je dois tout de même sortir quelques euros pour payer mes frais de structure (locaux, salaires,etc.), toute ma promo (la pub, les évènements, le sponsoring, les autocollants « gratuits », etc.). Pour être tranquille, on va compter 30%. Et puis il faut bien vivre, et les actionnaires aussi, je mets donc une marge. Un peu de calculette, et je vois que je vais devoir acquérir le pad pour 45 euros, soit environ 55 $.
Photo de la première chaussure de sport trouvée dans une armoire…
Après force discussions (j’ai attaqué à 40$), Mr Li me fait une proposition pour 52$, avec la répartition suivante :
• Matières :
• Mousses : 16 $
• Tissus : 9$
• Divers (boucles, sangles) : 4$
• Travail : 8$
• Marge M. Li : 11 $
• Transport : 4$
Retour à la base !
Quittons notre costume de musaraigne, nous en avons assez vu, et enfilons notre cerveau d’honnête homme (ou femme) pour bien regarder ce qui se passe.
N’oublions pas, pour commencer, que le cas choisi est évidemment caricatural (à quel point ?) : les marques ajoutent plus ou moins de créativité dans le produit, choisissent un plus ou moins gros fabricant plus ou moins honnête, évidemment…Mais vous êtes trop raffinés pour tomber dans le piège. Je peux tout de même vous garantir que l’extrême décrit ici existe en vrai. Ca devrait suffire…
J’entre dans le magasin, prends le crash-pad Kord (je savais que je voulais celui-là, mes potes m’ont conseillé), signe un chèque et pars grimper.
Sur mes 150 euros, voici la part qui revient à chaque intervenant :
- Détaillant : 50 % soit 75 euros
- Cordes S.A. : 20% soit 30 euros
- Dont frais 25 euros et actionnaires 5 euros
Que pouvons-nous conclure de cet intéressant petit calcul ?
Commençons simple : pour 75 euros, vous avez le droit de penser que le détaillant vous doit au moins l’amabilité, voire un conseil pertinent.
Un peu plus compliqué : on voit tout l’intérêt, du point de vue du consommateur, des filières courtes, vu que chaque intermédiaire fait quasiment doubler le prix ! C’est pourquoi votre Pad, qui vaut 40 euros à la descente du bateau, vaut 150 euros une fois dans le magasin. Accordons également une petite pensée au fait que la TVA de chaque transaction se retrouve en bout de chaine.
Plus concrètement, si j’estime que l’argent déboursé pour mon pad doit servir à payer principalement les gens qui y ont travaillé, je dois chercher en priorité les gens qui fabriquent eux même, et non ceux qui achètent pour revendre.
Dans notre exemple, si M. Li vend directement son pad au détaillant, le prix tombe de 20% au moins, et le produit n’a pas changé (1) !
De même, si je trouve un petit fabricant à deux rues de chez moi, et même s’il vend son pad ou ses chaussons au même prix, je sais au moins que dans mon argent, tout est pour lui ! Le cas des « Marques de Distributeurs », particulièrement important en France, on le laisse pour l’instant, on en parlera si ça vous amuse.
La marque, une garantie de qualité !
Ce qui nous amène directement a réfléchir au rôle et à l’importance de la marque.
Nous l’avons vu, Cordes S.A. a eu pour principale mission de changer les logos et quelques accessoires, le produit existant déjà à plus de 90% dans la gamme de M. Li. Vous pensiez bénéficier de tout le savoir-faire ancestral de l’entreprise Cordes ? Sa qualité, son innovation, etc ? Vous avez seulement raison à 10%… Finalement, vous auriez aussi bien pu acheter le crash pad de chez Mousquetons S.A., vu que c’est le même.
Chez un fabricant tel que Cordes, on peut donc considérer qu’il y a deux catégories de produits :
• ceux qu’il fabrique lui-même : c’est en général son « cœur de métier », ce qui a fait sa réputation, et là où réside son vrai savoir-faire : les cordes chez Cordes S.A., la ferraille chez Mousquif, etc.
• ceux qu’il conçoit plus ou moins, et achète, de préférence en Europe de l’Est ou en Asie, là où la main d’œuvre est moins chère : c’est tout le reste : les vestes en peau de Zébu de chez Shoes, les pads de chez Cordes S.A., les sangles chez Mousquif, etc.
Bien sûr, chez Cordes c’est 10% de créativité dans ce cas, il y en a heureusement qui en mettent plus. Il faut tout de même bien se souvenir qu’aujourd’hui, une bonne partie des savoir-faire on quasi-disparu en France (matières, techniques, etc.), ce qui oblige bien à sous-traiter une partie de la conception, du moins tant qu’on reste dans le schéma « classique ».
Vous pouvez bien entendu être tout à fait certains que M. Li, pour fabriquer ses pads, a monté un système d’achat (le tissu, les zips, les boucles, etc…) parfaitement équitable et socialement responsable, et que l’acheteur de chez Cordes, qui a huit fournisseurs partout dans le monde, connaît et contrôle parfaitement la provenance de tout ça ! Il peut donc tranquillement se moquer d’Adidas qui a fait coudre ses ballons de coupe du Monde par des ouvriers un peu jeunes et un peu trop mal payés…
Je sors mon appareil photo de sa sacoche et je n’ai pas à aller loin pour trouver ce type d’étiquette : c’est celle de la sacoche!
Alors, c’est équitable, ou pas ?
Faisons un bilan désordonné de ce que nous avons vu, et essayons de voir dans quelle mesure nous avons observé une « juste rémunération du travail des producteurs et artisans » et une « favorisation de la protection de l’environnement », la qualité du produit n’intervenant pas (un café est équitable ou pas, c’est un autre problème de savoir s’il est bon) :
• Vous avez acheté un crash pad d’une petite marque bretonne basée à Ploumanac’h, vous pensiez soutenir une PME française qui se bouge pour changer le milieu chez nous, et vous vous retrouvez à financer un système complètement international. Il n’y a guère qu’une toute petite étiquette « Made in China » planquée dans votre pad pour en témoigner.
• Vous avez librement injecté 40 de vos euros dans l’économie d’un pays pas spécialement réputé pour sa politique des droits de l’homme, et se construisant tellement vite et mal que l’équilibre mondial des ressources en est perturbé (pétrole, acier, etc.…). Ce n’est pas forcément mal ou bien, la vraie question est de savoir si VOUS trouvez ça bien, et si vous trouvez que l’acquisition de votre crash pad Kord en vaut la peine. Vous pourrez toujours me répondre que quand on vend 150 Airbus, on ne se pose pas toutes ces questions, et vous avez bien raison… Vous pouvez aussi réfléchir au fait que votre voisine, qui travaillait depuis 15 ans chez un couturier industriel a été licenciée pour cause de délocalisation des activités… il y a de ces coïncidences…
• Vous avez réparti vos 150 euros entre les gens suivants : le détaillant (75 euros), le personnel de Cordes (25 euros), les actionnaires de Cordes (5 euros) , Mr. Li (9 euros), et le personnel de Mr Li (7 euros). Pour les salaires chinois, il convient de tout ramener sur une même base, ce qu’on fait en remarquant que le PIB par habitant (même si la mesure de la richesse par le PIB est un sport d’économiste) est environ 22 fois supérieur en France. On voit alors que Mr Li est de loin celui qui vit le mieux . En revanche, on trouve que, relativement, l’ouvrier qui a fabriqué le pad touche environ deux fois moins que le détaillant qui me le revend. Est-ce une juste rémunération du travail ? A voir…
• Vous avez payé 5 euros le transport motorisé du pad sur plus de 10000 Km, du fait de la faible taxation des carburants, et fait tourner une industrie asiatique ramant à tours de bras vers un désastre écologique majeur et dont les normes environnementales qui, quand elles sont respectées, font rire jaune (sans mauvais jeu de mot…). Rappelons que le pad est réalisé en mousse et textiles synthétique, deux produits de l’industrie chimique pétrolière. Est-ce bien ou mal ? Personne, sauf vous-même, ne peut vraiment le savoir.
Et voilà une photo collector : un vêtement technique fabriqué en France. C’est clair, il n’y a pas le logo ‘Nor Farce’ dessus et il a 20 ans! Mais il sert encore…
Conclusion ?
La conclusion de premier niveau est assez facile : la production asiatique de crash-pad est, évidemment, tout sauf intelligente du point de vue social et environnemental. Il en va bien sûr de même pour le reste du matos, comme par exemple les chaussons, dont une part de plus en plus grande est fabriquée en Asie. Je suis toujours embêté de voir tant de gens râler et manifester pour la sauvegarde des emplois et du tissu économique local, et financer de tout leur argent les industries responsables (combien de paires de Nike et Adidas dans la dernière manif ? Combien de fringues de fabrication européenne dans vos courses de l’année ?).
Voila pour la critique et la situation actuelle…
Le second niveau, là où on se demande ce qu’on peut bien faire, est plus délicat. En effet, pour la plupart des produits qui nous intéressent (ici le crash pad, mais aussi les fringues), les alternatives sont rares ou inexistantes. Essayez donc de vous trouver une chemise en coton bio (rappelons que le coton est une des cultures les plus polluantes) et qui ne soit pas cousue en Asie ! Pour ces produits, il ne reste que la décision mûrement réfléchie, le pesage des autres arguments (PME ou grand groupe ? vente directe ? etc.)., et le compromis…
Pour d’autres produits, il existe des alternatives (les chaussons en particulier, dont certains restent fabriqués en Europe ou même en France… de moins en moins). C’est quand on a nos sous en main qu’on a toujours le pouvoir de faire un choix, et c’est déjà bien de se poser des questions telles que : Pourquoi ce détaillant plus qu’un autre ? Qui est cette marque, ces gens à qui je vais donner de mon argent ? Le méritent-ils plus que les autres ? Comment ce produit est-il arrivé ici ? Qui a réellement fabriqué ce chausson ? Une jeune couturière chinoise, ou une dame qui pourrait être ma voisine ? Je donne de l’argent à qui, là, des actionnaires, ou un indépendant ? Le prix est-il mon seul critère ? etc…
Il est toujours possible de téléphoner au fabricant, de poser des questions, de creuser le sujet, de se faire son idée… et evidemment, les solutions parfaites n’existent pas : un chausson fabriqué à la main par un artisan utilisera peut-être une gomme chinoise bien crado…
C’est à cet instant, quand on est prêts à signer le chèque, qu’on a le plus grand pouvoir de dire ce qu’on pense de tel ou tel fabricant, au sens large. Dans un monde où, malheureusement, l’argent a pris le pas sur beaucoup de moyens d’expression, il est important de prendre conscience du pouvoir de re-distribution que nous avons, chacun de nous.
Cadeau :
Il y a évidemment des gens infiniment plus cultivés que moi sur ces sujets, alors je me permets de vous recommander le livre d’Armand Farrachi « Les ennemis de la Terre ».
Et pour aller plus loin :
• Le très bon livre de Bernard Marris « Anti-Manuel d’Economie »
• Le site de Max Havelaar ;
• L’association Action Consommation ;
1- Ce n’est pas pour rien que certaines marques asiatiques récemment débarquées sont nettement moins chère que les autres, pour une qualité comparable.
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