Texte : Rascal et Jean-Pierre Banville
Dans 25 ans par Jean-Pierre
18 MARS 2031
Le monde de la montagne est en deuil. Facile, le monde de la montagne est toujours en deuil! Mais cette fois-ci, c’est l’innocence qui est portée en terre.
L’escalade est un sport olympique. Et nous venons de découvrir les premiers cas de dopage officiel d’athlètes au J.O. La compétition qui attire les foules, c’est l’escalade de vitesse effectuée en parallèle sur des parois d’immeubles de dix ou douze étages, le tout en moulinette. Parcours jumeaux et trois jetés dans les voies comme le ski en bosses. La foule délire aux jetés!
L’escalade est devenue olympique suite aux pressions de nations comme la Chine, l’Inde et le Vietnam ayant des populations jeunes qui demandent des loisirs et des héros. L’escalade étant peu coûteuse et la masse démographique aidant, leurs athlètes dominent le classement.
D’ailleurs, ce sont leurs touristes que l’on voit souvent au pied des falaises européennes. Ils font les classiques en falaise et en montagne avec la plus déconcertante facilité.
La majorité du matériel de montagne est fabriquée en Asie ou dans des états africains pour des entreprises asiatiques. Pas cher…
L’éthique en a pris un coup! Ces nouveaux grimpeurs vivent pour la réussite et considèrent la montagne comme l’ultime terrain de jeu. Un jeu avec peu de règles sinon arriver en haut.
Ils reviennent dans leurs pays et respirent car, en Europe comme en Amérique, les lois environnementales et les pressions gouvernementales ont fermé à la pratique des massifs entiers. La peur des poursuites amène les communes à limiter grandement les accès.
Les SAE nombreuses font des affaires d’or mais on grimpe de moins en moins sur le rocher. Certaines falaises communales exigent des droits d’accès de même que certains sites de bloc. Le bloc est la pratique par excellence : elle répond tout à fait aux besoins des plus jeunes qui désirent une satisfaction immédiate. Le terrain d’aventure n’a jamais repris sa popularité et demeure une pratique marginale.
Il y a bien les voyages dans les massifs des pays de l’Est européen où les restrictions sont moins strictes…
Les glaciers ont disparu et on regarde avec envie les anciennes photos : on fait des hivernales pour se souvenir. L’escalade de glace n’est plus tellement à la mode… certains refuges ferment faute de clients ou se convertissent pour aller chercher une clientèle de randonneurs via-ferratistes.
La marche et la randonnée s’offrent à tous mais il est impossible de sortir hors des sentiers balisés qui ont encore augmenté leurs tarifs. Heureusement, il y a des billets de saison! On rejoint ces sentiers en autobus car l’essence est hors de prix et on n’a pas encore réussi à trouver une énergie alternative. Ce qui favorise les clubs locaux assez dynamiques pour organiser des sorties hebdomadaires.
Le vieillissement de la population se fait sentir. Il faut travailler plus pour moins d’argent et les voyages à l’étranger exigent un investissement majeur , les salaires n’ayant pas suivi le coût de la vie. On se contente de son jardin secret. Sans doute que quelqu’un se décidera à trouver une façon de nettoyer la patine du calcaire car les voies classiques sont maintenant lisses et le développement de nouvelles voies demande un permis, même en montagne. Certains se tannent et usent du marteau pour réhabiliter des classiques.
L’été, il fait torride, et on se prélasse dans la piscine municipale : il y a de petits blocs artificiels dans les cours d’école, pour la pratique, mais il fait tellement chaud! On les a construit quand l’obésité est devenue une épidémie.
Pour la forme, on en est revenu aux expéditions nationales ou fortement commanditées et on s’en sert pour relever le moral de la population fortement touchée par un chômage élevé suite à la délocalisation des entreprises. Il n’y a que peu de nouveaux objectifs valables donc on fait des courses multiples autour d’un camp central dans des destinations exotiques.
Les vêtements d’alpinisme incorporent de l’électronique mais le coton fait encore le plus bel effet en falaise. Et dans les petites compétitions locales en SAE! On a banni, dans ces compétitions, l’enduit PVC en aérosol à vaporiser sur la semelle des chaussons pour les rendre collant le temps d’une ascension. Même chose pour vaporiser le produit sur les mains…interdiction totale!
Il n’y a qu’une fédération de montagne en France et elle est supervisée par l’Etat. Elle vit sur sa gloire passée en alpinisme et s’est diversifiée pour conserver ses adhérents et travaille son image grâce aux J.O. et à son implication dans les milieux défavorisés.
Il y a quelques magazines français qui abordent la Montagne en totalité. Mais ils sont sur le web… il y a bien un gratuit qui parait papier aux trimestres…et on voit en librairie une pléthore de biographies d’anciens grimpeurs de la première vague du libre.
Certains grimpeurs bravent les interdits. Font à leur tête. Perpétuent le mythe de la liberté totale et de la solidarité de la cordée. Ils se cachent pour équiper de petites couennes ou pour grimper des versants hors des sentiers battus. Ils sont sans doute vieux car les jeunes n’ont plus le temps pour une passion active.
J’espère que je suis encore un de ceux-là et que les miens sont à mes cotés.
Que mes amis et moi ouvrirons ce soir, en ce vingt cinquième anniversaire, une bouteille de rouge et que nous serons, encore une fois, jeunes et heureux!
Une passion, une vie.
La montagne est éternelle.
Dans 25 ans par Rascal !
18 Mars 2031.
Plus que deux mois avant les prochaines vacances, et pouvoir enfin revoir la montagne, la grande. Ca passera sûrement vite, il fait déjà plus de 20° depuis deux jours. Ce week-end, on va s’offrir un petit plaisir, de ceux qu’on peut encore se permettre quand on habite à moins de dix kilomètres d’un site : une sortie en falaise « dans l’intimité ».
En à peine une heure de vélo, nous y voilà, malgré le peu d’entretien de la route, il est vrai peu usitée depuis que les quotas de transports individuels ont été mis en place, il y a dix ans. Partis tôt, nous avons encore la falaise pour nous seuls, le premier bus n’arrive que vers neuf heures. Vélo ou bus, c’est tout ce qu’il nous reste pour aller voir le vrai rocher, les quelques rares privilégiés à avoir un véhicule individuel ne s’en servent plus pour de tels enfantillages. Dix euros dans le tronc à l’entrée du site nous garantissent la tranquillité lors du passage du contrôleur, et nous voilà partis.
Evidemment, entre 9 et 17 heures, il y a du monde, trop…même aux toilettes au bout du site, il faut prendre son tour. Mais ça se presse surtout sur les moulinettes permanentes. Tout le reste, faute de rééquipement et d’installations aux normes, rebute pas mal la majorité des grimpeurs, émigrés des 5 salles de Chambéry. Et de toutes façons, tous n’ont pas leur permis de grimper en tête, gare à eux si le gardien du site les chope.
Ce qui est étrange, lorsque je regarde tous ces grimpeurs et que je repense à ce que nous rêvions comme futur, il y a 30 ans, lorsque j’étais sensé créer du matos, c’est à quel point rien n’a changé. De corde de 5 mm, de baudriers / sièges, de gestionnaires électroniques d’efforts, aucun… Les visages, les rires sont les mêmes, malgré la difficulté à se procurer du matériel. Les cordes en fibres naturelles (le pétrole est réservée à l’armée, a la pharmacie et aux urgences), les chaussons aux semelles maintes fois recollées, les vêtements locaux, c’est là que réside la différence, dans ce savoir retrouvé de faire avec ce qu’on a, et de le faire durer autant que l’on pourra.
Vers 17 heures, après le dernier bus, la falaise retrouve son calme. Seuls les quelques bivouaqueurs se retrouvent entre eux, pour partager ces instants intemporels où la Lune se lève sur le lac. Autour d’un feu de camp, on parle un peu des dernières compétitions, en se moquant un peu, le dernier Champion d’Europe venu ici n’avait pas son permis pour grimper en tête… Certains se rappellent qu’il y a quelques années, avec un peu de chance, on trouvait encore des cascades en mars. Mais des cascades, il n’y en guère plus que dans les contrées éloignées de Jean-Pierre… Et puis on parle des projets…
Quand j’étais jeune, je lisais dans les livres de Terray ou de Desmaison ces histoires d’alpinistes tournant et retournant leurs projets alpins des mois durant. Moi, j’anticipais le vendredi pour le samedi… Mais nous y re-voilà, au temps des projets lentement mûris… Le commun des mortels n’a plus les moyens de se payer une remontée mécanique à Chamonix, alors ça nous fait le Mont-Blanc à cinq jours de marche, et plus personne ne monte à l’Envers des Aiguilles pour moins de 3 jours, en louant un âne à Chamonix pour monter le matos. Moi qui trouvais ça exotique dans ma jeunesse, au Pérou !
Quelque part, je m’en réjouis, la montagne, les falaises, même les sites de blocs (Targassonne n’est desservi par un bus que les week-end) ont retrouvé une part de leur véritable dimension sauvage. Bien sûr, ils sont plus rares, ceux qui s’aventurent à plus d’une heure des grandes lignes. Beaucoup de ceux qui grimpent dans les nombreuses salles (parmi lesquelles on trouve de tout, du sombre gourbi à la reconstitution grand luxe) préfèrent les voyages organisés pour découvrir les sites dont l’accès est restreint, rebutés par la logistique nécessaire à un trip dans le Verdon ou à Saint-Léger. L’escalade, l’alpinisme, déjà au temps de Mummery, étaient réservée aux privilégiés, en s’ouvrant toutefois à ceux dont la passion pouvait forcer toutes les résistances.
Aujourd’hui comme en 2006, savourer le grain d’un granit chauffé de soleil dans notre monde de rationnement énergétique, de guerres de ressources et d’inégalités centenaires est un luxe d’une cristalline simplicité. Et ce luxe étant redevenu inaccessibles à beaucoup, les lieux ont retrouvé de leur virginité. Je ne suis pas loin de penser que la Grande Décroissance qui nous est tombée dessus il y a quinze ans, loin d’être une régression, est ce qui nous a sauvé, et nous a permis de pouvoir encore aujourd’hui, rigoler d’un vol qu’on s’est pris alors qu’on pensait que c’était gagné
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